En lisant minutieusement les dispositions constitutionnelles sur la décentralisation, j’ai questionné cette récente régionalisation, de type quasi fédéral, que s’est donnée la République Démocratique du Congo, et son aptitude ou non à conjurer les forces centrifuges minant ce très vaste pays qui est le notre. Il apparaît que le processus de construction/déconstruction des territoires est ici récurrent depuis plus d’un demi siècle. Que les 26 nouvelles provinces, dont la trame, en fait, est ancienne, tirent leur configuration spatiale et humaine d’une logique clairement identitaire. Que tout à la fois le principe du découpage, son résultat sur le terrain, et son mode de fonctionnement politique, suscitent d’âpres inquiétudes. Et surtout que si la conscience nationale congolaise est bien réelle, très forte est la prégnance des ethnicités : c’est donc ces dernières qu’il faudrait apprivoiser, pour reconstruire solidement l’unité du Congo.

Avec cette nouvelle décentralisation, les vieux débats opposant unitaristes et fédéralistes ont repris. Les premiers fustigeant le niveau d’équipement très inégal des mini-provinces et l’iniquité de leur futur mode de financement : le budget des provinces proviendra de la rétrocession par l’État de 40% de leurs recettes locales, règle fort discriminante du fait de la disparité des ressources. Certains contestent les modalités du découpage, censées léser tel territoire, telle ville, telle communauté. Et beaucoup redoutent, non sans raison, le risque d’une vraie balkanisation ethnocentrée qui serait la consécration politique de l’écartèlement de l’espace territorial congolais. Car celui-ci est bien réel du fait d’un maillage circulatoire devenu incohérent, d’une crise des villes qui pousse à l’exurbanisation, du repli des milieux ruraux sur des micro-territoires voués à l’économie de subsistance. Le tout sur fond, dans certaines régions, d’insécurité permanente. Au pari du découpage territorial s’ajoute du reste celui des modalités de fonctionnement. La Constitution stipule que les provinces, et les autres entités décentralisées (il y en a 854 : villes, communes, secteurs et chefferies), sont « dotées de la personnalité juridique, et gérées par les organes locaux ». Seuls les territoires (et les cités) sont omis. Dans chaque province, les députés sont élus pour cinq ans en tenant compte de la «représentativité provinciale» (celle des ethnies?), et eux- mêmes élisent pour cinq ans le gouverneur et le vice-gouverneur.

Un autre grand problème est que les compétences de l’État et celle des provinces, énumérées dans de longues listes d’un juridisme plutôt bâclé, se chevauchent plus qu’elles ne se complètent. Et quid des relations futures entre les provinces ? Quant à la règle, naguère impérative, de l’affectation hors de chez eux des agents d’autorité, elle devient forcément caduque. On peut donc craindre sérieusement que s’instaurent aux divers niveaux autant de micro-Etats et même de républiquettes enchevêtrées, dont les prérogatives incertaines et les ambitions concurrentes ne peuvent que multiplier les conflits. Que dire aussi de la distribution à l’infini des charges de ministres, de parlementaires, de conseillers de tous acabits, dans un contexte financier réduit à peu de chose (malgré la rente minière, actuellement bien amoindrie).

En tout état de cause, le redécoupage administratif instauré n’a rien d’une première, puisque la scissiparité territoriale fut un processus récurrent tout au long des 125 années d’existence politique du Congo. Considérons les provincettes dans leur ensemble : leur superficie (Kinshasa et Kasaï-Oriental exclus) ne varie que du simple au double, mais le rapport atteint un à huit pour leur population. Le redécoupage n’a donc pas été influencé par le poids démographique, encore moins par la fonctionnalité des espaces ou leur viabilité économique, fort disparates. L’organisation du pouvoir est presque la copie conforme de celle de 1960 : le choix n’est clair ni entre régime présidentiel et régime d’Assemblée, ni entre État centralisé et fédéralisme – double ambiguïté qui fit déjà imploser le pays en quelques mois, après l’indépendance.

Quoi qu’il en soit, l’essentiel reste à faire: apprivoiser l’ethnicité et faire de cette ethnie ambivalente, trop souvent dévoyée en un tribalisme manipulateur, un vrai projet enfin positif ; trouver, pour réussir une décentralisation utile, qui construise et non déconstruise, des formules viables, et surtout durables. Elles ne pourront passer que par un profond réaménagement du territoire. C’est pourquoi je demande un moratoire sur la décentralisation.

La décentralisation ne doit pas être un cadre d’expression pour autonomies identitaires, antichambres de micro-Etats, édifiés sur les décombres de l’Etat-nation. Notre pays n’aura rien à gagner à devenir cet agrégat inconstitué de peuples désunis par une décentralisation fédéraliste qui risque de faire éclater notre pays. Dans le contexte sociopolitique actuel se lancer dans le processus d’une décentralisation à finalité fédérative c’est ouvrir la boîte de Pandore de la République à toutes les velléités séparatistes. Nous ne devons pas sous-estimer les réflexes encore chez certains de nos compatriotes. Et puis face à la mondialisation nous devons resserrer l’unité de notre pays. Faire la décentralisation dans la République, c’est : ne pas défaire l’unité de la République. Nos priorités visent à favoriser la réalisation d'une organisation administrative permettant de faire face aux enjeux actuels et d'améliorer les services rendus à la population. J’ai acquis la conviction que l'amélioration de la vie quotidienne des Congolais et la satisfaction de leurs aspirations passent par l'accroissement des responsabilités des autorités locales, appuyées sur des citoyens mieux associés aux décisions, des services mieux outillés, et des finances plus solides. Il s'agit tout simplement d'élever les provinces territoriales de la république au rang d'acteurs effectifs de la vie administrative, socio-économique et politique du pays en les dotant de quelques compétences normatives réglementaires. Cela suppose que soit renforcée l'autonomie des collectivités locales, par le transfert de moyens importants de décisions, de gestion et de financement de l'Etat vers les provinces territoriales. Ceci implique un développement de la démocratie locale, c'est-à-dire des possibilités de participation des citoyens au devenir de ces collectivités. La modernisation des institutions locales sera ainsi mise en route, mais bâtie par le bas, à l'initiative des élus, en rapport avec les réalités.

La répartition des compétences entre l'Etat et les provinces territoriales doit être basée sur le principe de la subsidiarité et de la décentralisation. L'Etat doit accorder aux provinces certaines compétences d'attribution dans des secteurs circonscrits. Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l'Etat n'interviendra que si et dans la mesure où les objectifs de la politique envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les provinces territoriales et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de la politique envisagée, être mieux réalisés au niveau de l'Etat. Dès lors s'ordonnent les grandes réformes à bâtir :

- clarifier les compétences afin que chaque citoyen puisse savoir précisément qui fait quoi, ce qui implique des transferts et des blocs de compétences plus cohérents afin notamment de rapprocher les services publics de proximité de leurs usagers ; 

- la libre administration des provinces territoriales ne va pas sans recettes fiscales propres. Il conviendra de renforcer la responsabilité fiscale des élus devant les électeurs en attribuant la perception d'un impôt principal à chaque niveau d'organisation territoriale. Il reviendra à l'Etat d'opérer à travers ses dotations les fortes corrections nécessaires pour réduire les inégalités de richesse entre les provinces ;

- instaurer la décentralisation et rechercher la participation la plus active possible des citoyens supposera également de faciliter l'accès aux mandats. Parmi les objectifs d'un statut de l'élu doit figurer notamment la possibilité de se consacrer pleinement à un mandat d'une certaine importance, de retrouver un emploi après l'achèvement d'un mandat, de clarifier les règles de responsabilité personnelle et celles liées à la fonction. La démocratie locale et l'Etat n'ont pas à s'opposer dès lors que tous les citoyens entendent concourir à faire vivre une République moderne, où la liberté et la responsabilité vont de pair avec la recherche de l'égalité ;

- rétablir les régions en tant qu’entités décentralisées et maintenir les 26 provinces en qualités des collectivités territoriales infrarégionales. La décentralisation doit se faire au profit de la région. La province aura pour mission : l’administration de gestion locale, l’administration de proximité et d’exécution des politiques régionales. On aura donc l’Etat, la Région, la Province et la Commune.

Cependant, sur ce dernier point, s'imaginer qu'il est possible d'engager une véritable réforme de l'Etat sans toucher aux éléments structurels essentiels du découpage territorial, à la fiscalité, à l'économie, simplement parce que ces problèmes ont été mal appréhendés ou laissés de côté depuis bien longtemps reviendrait à commettre des graves erreurs. C’est pour cette raison que je propose que les grandes régions comme le Katanga, l’Equateur, la Province orientale et le Bandundu soient découpées en deux grandes régions chacune. Nous aurons ainsi 15 régions décentralisées avec 26, voire une trentaine de provinces.

L’adhésion générale à l’idée d’un moratoire sur la décentralisation doit également répondre à une dernière considération pratique. Il s’agit, dans la perspective de la création de nouvelles entités régionales, du problème posé par l’absence au sein de celles-ci des infrastructures en mesure d’accueillir les nouvelles institutions dont la décentralisation doit les doter.

Aux termes du processus de décentralisation, de nouvelles entités régionales vont en effet voir le jour. Or celles-ci ne disposent d’aucune infrastructure et d’aucun équipement adapté. Où ces nouvelles entités décentralisées vont-elles alors s’organiser ? Où seront situés leurs sièges ? Dans quels bâtiments travailleront les institutions et leurs administrations respectives ? Il en va de même concernant les sièges qui devront accueillir les nouveaux gouvernorats.

J’estime pour ma part que le processus de décentralisation ne doit pas être mené dans la précipitation inconsidérée. Il s’agit d’un processus qui doit être pensé et architecturé de manière globale, au risque de retomber dans l’impasse que nous connaissons aujourd’hui.

L’Etat doit mettre à profit le temps du moratoire pour préalablement lancer, au sein de chacune des entités décentralisées, les chantiers adéquats afin de les doter des infrastructures, bâtiments et services techniques tantôt neufs, tantôt rénovés, selon les besoins, afin d’accueillir les nouvelles institutions et leur permettre de travailler efficacement.